Itinéraire d'un galeriste - Le Libellio - Été 2025
Le Libellio d’ AEGIS
Vol. 21, n° 2 – Été 2025 pp. 15-19
Itinéraire d’un galeriste : Michel Broomhead

Michel Broomhead est galeriste depuis 1978. Il a joué le rôle d’un expert en tableau dans le film d’Olivier Assayas, L’heure d’été, et a fait deux films avec le Centre Pompidou. Il s’est spécialisé dans la dernière partie de sa carrière dans les œuvres de Charles Lapicque (1898-1988). Lapicque est un des peintres français de la période les plus originaux. Croix de guerre 1918, il a été nommé Juste parmi les nations pour son attitude durant la dernière guerre. L’entretien a eu lieu à Deauville, dans la galerie Broomhead et Junker, le 21 mars 2025.
Pas de signe particulier du destin
Les Broomhead sont originaires de Newmarket dans le Suffolk, une ville connue pour son champ de course et l’élevage de Pur-sang. Mes grands-parents étaient des gens très modestes, des garçons d’écurie chez les Vanderbilt. Ils sont arrivés en France avec les chevaux, s’installant à Maisons-Laffitte vers 1920. Mon père y naît en 1923. Ma mère, française et irlandaise d’origine quant à elle, est d’un tout autre milieu, une famille de musiciens et d’artistes. Mon arrière-grand-père était compositeur de musique et maître de chapelle à la Trinité, il connaissait Debussy. Ma mère a fait le conservatoire de piano. Née à Londres, elle est donc de nationalité britannique. En tant qu’étrangers, mes parents sont internés par le gouvernement de Vichy et c’est dans un camp qu’ils se rencontrent, à Vittel. Du coup, j’ai moi-même la double nationalité. La famille est très unie. J’ai une sœur aînée, professeur de lettres, et un plus jeune frère, Laurent, qui a été un journaliste scientifique célèbre de la télévision. Il a été producteur et a maintenu la tradition familiale puisqu’il possède des chevaux de course.
J’ai grandi à Paris et n’ai pas fait d’études supérieures. Mon père m’a appris à jouer aux échecs et il m’emmenait au music-hall. J’avais plutôt le profil d’un enfant compliqué. Vers dix-sept ans, je travaille au Crédit Lyonnais. À dix-huit, je m’engage dans l’armée. Mais mes aptitudes physiques ne me permettent pas d’y rester plus de dix-huit mois. Je fais un passage chez Locatel, où mon père était chef comptable. Je m’initie à la vente. Je suis cadre chez Singer, un des plus jeunes, à vingt ans. En parallèle, je joue aux échecs. Je gagne le championnat de France 2e division en 1970. Mon meilleur classement est treizième Français. Un de mes partenaires d’échecs connaît un dirigeant d’IBM et je m’y fais engager en 1971. À l’époque, IBM embauchait des profils originaux, des anciens sportifs par exemple. Je deviens ingénieur-commercial, suis classé parmi les meilleurs vendeurs et j’y reste sept ans. IBM voulait battre la Banque de France qui avait le meilleur club d’échecs d’entreprise et je reprends leur club, renforçant l’équipe et nous avons gagné.
Une prédisposition
J’aurais pu faire d’autres choses dans ma vie, mais ma seule passion est la peinture, et l’art en général. Mon arrière-arrière-grand-père était le peintre Cœdès et je conserve son autoportrait peint en 1839. Tous mes weekends se passaient à aller dans les musées, à chiner aux Puces, à Montreuil ou au Kremlin-Bicêtre, à faire ce qu’on appellerait aujourd’hui les vide-greniers. Je confiais en dépôt des choses à des amis. J’assistais aux ventes à Drouot, j’achetais des petites bricoles avec mon salaire d’IBM. Mon rêve était de devenir courtier. Dans les années 1975-1976, j’avais écrit chez Wildenstein mais ils me proposaient un poste d’employé mineur. En réalité, j’avais de grandes ambitions, je ne voulais pas travailler chez les autres. Je crois que j’ai eu tort, on apprend beaucoup dans les grandes maisons.

J’apprends que se crée le Louvre des Antiquaires, c’était en octobre 1978. J’y ouvre ma première galerie. À l’époque, l’image IBM était incroyable. J’aurais sans doute pu entrer chez les grands, mais je préfère créer ma galerie. 10 m2, 2 000 francs par mois. Il y avait là deux-cent cinquante marchands, des antiquaires, des marchands de bijoux ou de livres rares. Je faisais de l’art déco, des vases de Gallé, et sur les murs des tableaux des années 1930. Picasso, Braque, je n’avais évidemment pas les moyens. Mais on trouvait plus de choses il y a 50 ans : les peintres du postcubisme, André Lhote, Roger Bissière, Léopold Survage, Marcel Gromaire.
D’où venait mon fond ? Je suis parti d’IBM en négociant mon départ. 70 000 francs – on disait alors « sept briques ». J’avais un petit stock de céramiques et de vases, quelques dessins. Peut-être 100 000 francs de fonds, 15 000 euros d’aujourd’hui.
Dans ce métier, vous ne sortez pas de nulle part. Un ami avec qui j’allais chiner avait travaillé dans les grandes galeries et m’a aidé dans ma formation. Je connaissais les grands antiquaires du Quai Voltaire. J’étais entré dans le milieu comme collectionneur, avec un peu de courtage. Je trouvais quelque chose au Kremlin- Bicêtre, je le revendais aux puces. On s’initie à ce milieu petit à petit.
Un antiquaire fait de tout, mais j’aimais le courant moderne et je me suis vite spécialisé dans la période 1920-1980. Gromaire n’a pas l’importance de Picasso mais il est post-cubiste. Le père de la peinture française est Cézanne et il existe une parenté Cézanne, Gromaire et Picasso. Par l’art déco, je m’intéresse à ces gens-là.
En 1920, on donne un coup de pied dans la fourmilière avec le dadaïsme et le surréalisme. Cette époque m’a beaucoup impressionné. Je lis beaucoup. Je suis entré dans ce monde-là comme en religion.
La galerie était dans un esprit moderne, mais avec des objets arts déco. J’ai fait petit à petit des tableaux. Dès 1980, je ne fais plus que du tableau. J’étais fou d’ambition à l’époque. J’avais acheté un appartement de soixante mètres carrés dans le dix- septième arrondissement pendant les années IBM.

En 1984, je le vends pour acheter une galerie 46 rue de Seine. Je voulais faire des expositions. J’y fais le gros de ma carrière, avec une cinquantaine d’expositions. Je m’occupe de relancer les peintres lettristes, Isidor Isou, Léon, Sabatier, Satié, Bernard Quentin (qui a décoré l’hôtel particulier de Gérard Depardieu). Je le rencontre par hasard, je m’intéresse à sa peinture, je fais cinq ou six expositions de lui. Une fois relancé, il a pu faire pas mal d’expositions avec de grands marchands. Dans la période qui m’intéresse, il y a eu le dadaïsme, le surréalisme, le nouveau réalisme (César et ses compressions) et le lettrisme. Je me fais une espèce de réputation, mais j’ai bien sûr fait des erreurs en montrant des gens qui n’en valaient pas la peine. Sur cinquante expositions, vingt n’auraient pas dû avoir lieu.
Au Louvre des Antiquaires et rue de Seine, beaucoup de célébrités passaient. Je n’ai pas vendu à Claude Berri, le cinéaste et producteur, ses grands tableaux. Mais il souhaitait parfois mettre 10 000 francs dans un cadeau pour ses proches et, là, il venait à la galerie.
Temps difficiles
Dans les années 1990, le marché de l’art s’écroule. J’ai tenu jusqu’en 1991 mais j’étais couvert de dettes : j’avais acheté et je ne vendais plus. A cette époque, j’ai chanté dans les cabarets des chansons des années 1930 et ai participé à la dernière tournée de la comédienne Amarande sous le pseudonyme de Michel Genet (la traduction de Broomhead).

En 1994, je dois vendre la galerie. J’avais rencontré Bruno Junker en 1989 et, la galerie vendue, nous avons pris la direction de la galerie Artuel. Nous y sommes restés deux ans. Nous avons organisé une exposition Montherlant et Jean Cocteau.
J’avais fait la connaissance d’Édouard Dermit, le fils adoptif de Jean Cocteau qui détenait les droits moraux sur ses œuvres. Il faut comprendre qu’il y a deux droits dans l’art. le droit de suite, celui des héritiers, et le droit moral. Le droit moral donne le pouvoir d’authentifier, ce qui est fondamental. À une personne qui vend sur un marché ou aux puces, ou à un brocanteur, vous achetez à vos risques et périls. Dans une galerie ou chez un expert, il y a une garantie. Vous pouvez vous retourner contre elle ou lui. C’est important parce qu’il y a des problèmes de faux tableaux. Ce qu’il faut, c’est le facture et le certificat du droit moral de l’expert au moment de l’achat. Picasso, de ce point de vue, est un cas très particulier : c’est l’œuvre la plus honnête qui soit, tout a été photographié. Mais il existe par contre beaucoup de faux Cocteau. Les vrais ont été authentifiés par le comité Cocteau et c’est Madame Annie Guédras qui fait les certificats.
Moi, j’ai un œil. J’ai mangé du tableau jour et nuit pendant cinquante ans. Une commode à l’ancienne, un tableau faux, je le vois en général rapidement. J’ai été formé à cela. Je suis expert à la CECOA (Chambre Européenne des Experts Conseils en Art) mais je donne généralement peu d’avis. Je garantis ce que je propose dans ma galerie. Le monde de l’art est un monde dangereux. Je ne peux pas donner d’avis sur certains collègues. C’est un monde où il faut marcher avec des pincettes.
Nouveau départ
En tant que détenteur des droits moraux, Édouard Dermit pouvait autoriser l’édition de lithos de Cocteau. Grâce à ces lithos et sérigraphies, nous avons pu, Bruno Junker et moi, remonter la pente petit à petit. Aujourd’hui, c’est Dominique Bert qui s’occupe de Cocteau. Sa galerie est plus importante que la nôtre. J’ai aussi défendu Lucien Coutaud, un surréaliste, et cela a bien marché. J’étais devenu ami avec le docteur Jean Binder qui était son exécuteur testamentaire.
Le métier est structuré par degrés. L’art est directement lié à l’argent. Si vous n’avez pas d’argent au départ, vous faites des peintres pas trop chers et vous essayez de monter progressivement. De temps en temps, on peut « faire un Chopin » – l’expression pour dire qu’on a acheté quelque chose pour rien, qu’on peut revendre très cher. Quand un Picasso ou un Monet est vendu à New York, personne ne peut s’aligner. Wildenstein vendait des tableaux à crédit aux musées américains
Moi, je peux acheter des tableaux jusqu’à 5 000 euros. 15 000, il me faut un partenaire. Ensuite, des galeries peuvent monter à 100 000, et puis il y a encore des galeries au-dessus. Le tout est de n’avoir aucune amertume, de ne pas être jaloux. Il y a des tableaux que je ne peux pas avoir, mais je n’envie personne. C’est capital pour vivre heureux dans ce milieu.
On vend quelques œuvres, on a une entrée de trésorerie, mais on ne sait jamais si on va vendre le mois prochain ; aussitôt, des opportunités se présentent, et on achète de nouveau. On n’a jamais beaucoup d’avance.
Dans ma jeunesse, la famille étant liée au monde des courses, j’avais passé des vacances à Deauville. Ma mère s’installe à Trouville et j’achète un petit appartement à Bénerville.

En 2010, nous quittons le Louvre des Antiquaires et nous prenons la galerie de Deauville. Le lieu est particulier. Il y a les Normands et les Parisiens, mais tout le monde est venu au moins une fois à Deauville et on y trouve une clientèle de passage que l’on ne voit nulle part ailleurs. Des gens très aisés sont en résidence à l’hôtel Normandie, juste en face.
J’ai vendu mardi un Gromaire à un médecin de Lille avec qui j’ai sympathisé. Certaines clientèles se sont raréfiées. C’est le cas des Anglais et des Italiens, de très bons collectionneurs ces derniers, avec à la fois un goût sûr en matière d’art, et de l’argent. Les Américains sont moins nombreux, on voit moins de Chinois. Les Belges, les Suisses, sont une très bonne clientèle pour l’art. Un de mes meilleurs clients, un fanatique de Lapicque, est luxembourgeois. Le monde arabe, quant à lui, n’acquiert pas de tableaux modernes. Une riche américaine m’a acheté un Lapicque, un chef d’œuvre, elle l’a payé mais n’est jamais venue le chercher. Je l’ai depuis deux ans sans pouvoir rien en faire. Il ne m’appartient plus, mais il est là…
Mes clients les plus drôles : un couple qui sortait d’un déjeuner à la Ferme Saint-Siméon, à Honfleur ; ils passent devant la galerie, voient un tableau coloré, et ils le prennent. Pour la couleur jaune. Pour eux, cela représentait trois francs six sous, et cela les amusait. Là, c’est plutôt la clientèle de Courchevel ou de Saint-Tropez.
En réalité, on achète une œuvre d’art sur un coup de cœur, une émotion, il y a un côté affectif. On va vivre avec cette œuvre. Après, bien sûr, il faut voir si c’est possible financièrement. Beaucoup d’artistes ont vendu leurs œuvres pour payer leurs notes d’hôtel ou leurs déjeuners. Même parmi les plus célèbres. On peut toujours rêver… Il y a toujours un moment où un tableau est achetable, mais il faut arriver à ce moment-là.
Charles Lapicque

J’ai connu Bernard Quentin, Isidor Isou, beaucoup de peintres, mais pas Lapicque. Je me suis intéressé à lui dans les années 1990 et il était déjà mort. C’est un de mes amis, Daniel Renard, qui me montre des œuvres de lui. J’ai trouvé cela novateur. J’ai été séduit par la couleur. S’inscrivant un peu dans la suite de Matisse et des fauves, il reste figuratif après-guerre, avec des couleurs extraordinaires : c’est l’un des plus grands coloristes du xxe siècle
La galerie Cuéllar et Nathan s’occupe de ses grandes œuvres. Le Centre Pompidou (sur ses dessins en 1978), le musée d’art moderne, ont organisé des rétrospectives.
Il y a trente ans, Lapicque valait très cher, puis il a connu une baisse et nous avons pu en acheter à l’époque. Lapicque n’est pas précurseur du pop art mais il est dans le courant. Aujourd’hui, il n’est pas à son prix.
Il y a trois ans, à la sortie du Covid, les affaires étaient dures. Je n’avais jamais fait de gravure de ma vie, j’ai eu envie d’en faire.
Marc Métayer, l’expert pour Lapicque, m’avait dit qu’il pouvait m’en trouver. On fait un lot, quatre-vingts pièces, gravures et lithos, pour 12 000 euros avec un crédit. J’en ai vendu soixante-quinze. Aujourd’hui, j’ai cherché et je n’ai trouvé que quinze lithos en couleur.
Lapicque, c’est un monde de passionnés. Une d’entre elles m’en a acheté plusieurs. Elle voulait faire un cadeau à son fils et je lui vends une mouette. Elle m’appelle ensuite : le cadeau n’a pas plu à mon fils. Je lui dis qu’il peut venir me voir. Il n’avait même pas déballé l’œuvre. Nous discutons, je la lui montre et, finalement, il l’a gardée et accrochée.
J’ai fait la première exposition Lapicque à Deauville en 2011. Je suis tout ce qui se passe à propos de lui et nous sommes maintenant reconnus. On nous fait crédit. Mais nous avons également, dans notre galerie, des dessins, aquarelles et gouaches de Lhote, Cocteau, Gromaire, Loubchansky, et André-Pierre Arnal.
Le marché de l’art a chuté de 30 % l’année dernière. Mais, en fait, c’est qu’il n’y a eu aucune grande succession, pas de grande collection. Il n’y a rien en ce moment.
C’est un monde à part : l’offre fait la demande.
Notes prises par Hervé Dumez et revues par Michel Broomhead
Pour aller plus loin :
Galerie Broomhead-Junker : bj-fineart.com
Charles Lapicque : wikipedia.org
Yad Vashem : Comité Français